mercredi 7 septembre 2016

Le paradoxe de la régression du secteur minier guinéen


Le paradoxe guinéen réside du fait que dans plusieurs domaines, au lieu de progresser, en tirant les enseignements du passé pour mieux améliorer le présent et le futur, nous régressons plutôt. Tel est le cas du secteur minier guinéen, où les premiers contrats ont été signés  dans les années ‘60 et ’70, dans un contexte difficile d’isolement de la Guinée  par rapport aux puissances occidentales et surtout à la France. Le jeune pays venait d’accéder à l’indépendance, contre  la  volonté de la France qui avait déjà commencé à mettre en valeur la bauxite de Kassa, alors que  la  création  de la société de Fria était en cours.

La vision macroéconomique du premier régime guinéen consistait à s’appuyer sur le secteur minier afin de  développer les autre secteurs et surtout l’agriculture ,par effet d’entraînement : cette politique s’inspirait surement de la théorie économique du trickle down. Dans le cadre de la mise en valeur de la bauxite de Boké par la CBG, Compagnie Bauxite de Guinée, le président Sékou Toure s’était beaucoup battu pour la localisation de la production, c’est-à-dire la réalisation de toutes les étapes de la production sur place, de la transformation de la bauxite en alumine puis à la production del’ aluminium. Il était convaincu que la localisation de la production était plus avantageuse pour la Guinée, dans la mesure où elle contribuerait à créer plus d’emplois qualifiés  et plus de valeur ajoutée pour l’économie.

 

 Finalement,  la Guinée a été perdante, sur tous les plans, dans ses négociations  avec  des partenaires ayant plus de marges de manœuvre. La Guinée était  détentrice d’une rente minière, alors que les pays occidentaux et leurs entreprises multinationales détenaient  le capital financier et la rente technologique. Comme l’explique Bonnie Campbell[1], l’interpénétration des intérêts de plusieurs entreprises multinationales soutenues par leurs Etats et la solidarité que  cela implique n’ont  pas permis au jeune Etat guinéen d’atteindre tous ses objectifs. Des  gouvernements occidentaux   dont les entreprises, notamment Pecheney, Montecany, Alcoa,  étaient impliquées,  avaient naturellement  soutenu  la délocalisation, afin de créer plus d’emplois dans leurs pays dans un contexte de division internationale du travail. Or, la division internationale attribuait à cette époque, avant la mondialisation, les emplois qualifiés au pays développés du nord, comme les   Etats-Unis.  De plus, l’Etat guinéen  était pressé de signer parce que ses caisses étaient  vides, dans un contexte d’embargo et de sabotage économique de l’ancien Pays colonisateur , la France du General De Gaulle.

Finalement, la Guinée n’a pu détenir que les 50% du capital, alors que le reste appartient à ses partenaires étrangers. Ces derniers avaient obligé la Guinée à financer la construction des infrastructures de base, notamment les routes, les cités, les maisons, en lui faisant comprendre qu’elles reviendraient à la Guinée, qui pourrait les utiliser plus tard  à d’autres fins, différentes de la production de la bauxite.  Ils ont également bénéficié de plusieurs octrois fiscaux de la part de l’Etat guinéen qui cherchait à attirer rapidement des investisseurs étrangers 

De telles pertes, à l’époque, pourraient s’expliquer par l’insuffisance de la marge de manœuvre de la Guinée et le manque d’expérience et de niveau de scolarisation de ses négociateurs, car le cerveau moteur de la Guinée dans toutes ces opérations était le Président autodidacte , qui n’avait bénéficié que  de six ans d’instruction à l’école primaire. D’ailleurs, Jacques Larrue[2] rapporte dans son ouvrage qu’il était surpris de voir Sékou Touré utiliser ses petites notions acquises à l’école primaire, notamment la règle de trois, pour défendre les intérêts  de la Guinée. C’est dans ce contexte que les entreprises minières ont été créées. Malgré la perte de la Guinée et les injustices dont elle a été victime, toujours dénoncées par  le premier président, elle n’avait jamais renoncé à intégrer ces entreprises dans l’économie locale. Même si cet objectif n’a jamais pu être entièrement atteint, les préfectures de Boké et de Fria ont bénéficié quand même de l’implantation industrielle, à travers la création des infrastructures, notamment la route, le chemin de fer, le port de Kamsar. C’est dans ce but que OFAB (Office d’Aménagement de Boké), qui est devenu ANAIM, a été créé pour construire, entretenir et intégrer les infrastructures minières dans l’économie locale et nationale.

Pendant la première République socialiste, les salaires étaient plus bas, mais les travailleurs bénéficiaient de meilleures conditions de vie et protection sociale, car  ils recevaient des denrées alimentaires, des soins gratuits, des logements équipés avec accès à l’eau et à l’électricité.  D’ailleurs, les syndicats sont parvenus à préserver une bonne partie de ces acquis jusqu’à nos jours. Le régime libéral de la deuxième République du Général Lansana Conté a contribué à élever le niveau de vie et le pouvoir d’achat des travailleurs des zones minières, à travers l’augmentation salariale.

Après 50 ans d’exploitation minière, l’usine de Fria est fermée et  les habitants de cette ville, qui était une vitrine de la modernité, sont victimes de la paupérisation. La gestion calamiteuse de Fria par la deuxième République et le manque d’information des syndicats dans un contexte de corruption n’ont pas favorisé sa survie. Quant à la Compagnie Bauxite de Guinée (CBG) ,ses zones industrielles constituent  toujours une enclave moderne dans un Pays sous-développé, mais il y a lieu de noter qu’elle demeure de nos jours  la meilleure entreprise de Guinée en ce qui concerne la capacité d’offrir aux employés de bonnes conditions de travail et la sécurité de l’emploi.

C’est pourquoi  aujourd’hui,   au moment où d’autres entreprises telles que Rio Tinto nous promettent monts et merveilles,  nous devons nous appuyer sur les acquis et les limites de la CBG pour signer de nouveaux contrats miniers. Ce qui est paradoxal et révoltant, les nouvelles sociétés minières qui ont été créées récemment, par exemple à Forecariah, Katougouma, Dapolon, dans la région de Boké, sont encore moins intégrées dans l’économie locale que la CBG et Fria, ou la SAG même. Il s’agit d’entreprises qui ne viennent que pour extraire la bauxite et l’envoyer, sans construire de routes, ni de port. On fait croire aux populations locales, de manière hypocrite, qu’elles pourraient obtenir des emplois, mais en réalité ces exploitations vont contribuer à dégrader l’environnement et engendrer des problèmes sociaux, comme on a pu  le constater, la semaine dernière, à travers des manifestations dans le village de Katougouma. Ces nouvelles installations minières risquent de renforcer les identités ethniques et régionalistes, sources de conflit, alors que l’entreprise de Fria avait été un creuset de toutes les ethnies, une vitrine de la multiethnicité.

Le problème  d’attribution des emplois revendiqués par les communautés de la Guinée Forestière, de Siguiri et dernièrement dans la région de Boké, est à notre avis un faux débat que l’on doit dépasser. Il faut faire comprendre aux jeunes que lorsqu’une entreprise est installée et intégrée dans une localité donnée, ses populations auraient forcément des retombées, si elles ont des ressources humaines adéquates. Or, les entreprises qui s’installent dans nos  villages ne peuvent pas y trouver toutes les compétences qu’elles recherchent : elles sont donc obligées d’élargir leur bassin de l’emploi.  Je suis originaire de Boké, mais les emplois du secteur minier n’appartiennent pas qu’à nous, les ressortissants des zones minières : de la même manière l’or de Siguiri et le fer de la Guinée forestière n’appartiennent pas qu’aux ressortissants de ces localités.  Ce sont de bonnes négociations, où l’Etat impose aux entreprises de garantir de bonnes conditions de travail et de vie à leurs employés, qui pourront permettre à tous les Guinéens se profiter des ressources de notre sol. C’est une bonne politique fiscale qui peut permettre aux collectivités locales de bénéficier de ristournes, à travers les taxes payées par les entreprises qui s’installent dans leurs localités. Enfin, c’est la formation des jeunes de ces localités qui leur permettra d’être embauchés. Cessons de croire qu’on nous donnera des emplois comme des cadeaux : ce sont des promesses ayant le seul objectif de signer des contrats. Concentrons-nous plutôt sur la réalisation d’études d’impact sérieuses, soucieuses de comprendre véritablement l’impact socio-économique  de l’installation minière sur la vie des populations locales et sur leur environnement. 

Dr Abdoulaye Wotem Sompare.

Sociologue du travail, spécialiste du secteur minier guinéen et des questions de développement.




[1] Campbell, B. 1983. Les enjeux de la bauxite. La Guinée face aux multinationales de l’aluminium. Montréal : Presses Universitaires de Montréal.
[2] Larrue, J. 1997. Fria en Guinée, première usine d’Alumine en terre africaine. Paris : Karthala

lundi 8 août 2016

Quelques paradoxes du système éducatif guinéen: les écoles et les Universités privées



Comme nous l’avons déjà souligné, notre objectif dans cette rubrique n’est pas de critiquer seulement pour critiquer, en caricaturant ainsi  les réalités de la Guinée, où se passent de très bonnes choses. Or, notre Pays est aussi miné par plusieurs contradictions et des paradoxes négatifs.

Le paradoxe des Ecoles

Rappelons-nous d’abord qu’un système est avant tout un ensemble compose d’éléments interdépendants entre lesquels il y a une cohérence et une harmonie. Or, le système éducatif guinéen, à multiples vitesses, mal cordonné par le Ministère en charge, apparait très hétérogène. Son mode de fonctionnement est très cacophonique, dans la mesure où il est composé d’écoles et d’universités de qualités différentes. Dans la plupart des Pays du monde, même de tradition plus libérale, les écoles publiques sont toujours plus nombreuses. Or, en Guinée, un Pays qui a été socialiste jusqu’en 1984, les écoles privées sont presque deux fois plus nombreuses que les établissements publics, surtout dans les grandes agglomérations, telles que Conakry. Cela engendre des inégalités scolaires criantes, tout en contribuant à la dégradation de la qualité de l’enseignement, dans la mesure où la majeure partie des fondateurs n’ont ni l’expertise ni la déontologie nécessaire pour fournir une meilleure offre scolaire. Le plus souvent, c’est le profit qui l’emporte sur les préoccupations éducatives : nous avons d’ailleurs observé une affiche très emblématique, promettant aux étudiants des formations allant de la maternelle jusqu’au doctorat. 

Le paradoxe des Universités

 Il y a incontestablement, en Guinée, plus d’Universités privées que d’établissements d’enseignement supérieur public, avec des niveaux et des modes de fonctionnement complètement différents. Or, nous savons que la plupart des Pays africains au Sud du Sahara ont des problèmes pour entretenir une Université publique de bonne qualité, qui suppose le recrutement d’enseignants de rang magistral et l’allocation de moyens pour la recherche. Or, le contraste le plus frappant en Guinée est qu’il y a aujourd’hui plus d’Universités dans notre capitale que dans toute la région parisienne, où l’Université existe depuis des siècles. Certes, ces Universités ont été créées dans une certaines mesures pour combler les lacunes et le manque de moyens de l’Etat, dans un contexte d’ajustement structurel, où les Etats sont obligés de réduire leurs dépenses sociales. Certes, il y a quelques Universités qui déploient des efforts pour fournir une offre éducative de bonne qualité, mais elles sont malheureusement peu nombreuses. Ici encore, la logique commerciale l’emporte, dans un contexte de libéralisme sauvage et de corruption, où les enseignants, pour arriver à la fin du mois, sont obligés de devenir des pèlerins du savoir, qui errent entre les Universités pour vendre leur expertise. D’où le phénomène de « ouvrierisation » et de dévalorisation du métier d’enseignant en Guinée.

Cette triste réalité, inquiétante pour l’avenir de la jeunesse, est entretenue également par les étudiants et leurs familles, qui ont de plus en plus tendance à choisir les établissements d’enseignement supérieur plus proches de leurs lieux d’habitation, en considérant ainsi l’université comme un simple prolongement du lycée. Ce mode de fonctionnement ne favorise pas l’intégration des jeunes dans la République ; au contraire, dans des quartiers qui se constituent sur base ethnique, les écoles et même les Universités obéissent à des logiques communautaires. Je trouve qu’il est inquiétant de retrouver sur les bancs d’une Université, qui se veut lieu de confrontation, creuset d’idées et d’apports divers, des étudiants ayant tous la même origine ethnique et les mêmes conceptions religieuses, à quelques exceptions près.   

D’ailleurs, il y a beaucoup de fondateurs qui ne sont pas universitaires, qui considèrent et gèrent leurs universités comme un gros lycée, qui constitue pour eux un patrimoine personnel. C’est pourquoi il  y a des fondateurs qui se sont permis de donner leurs propres noms à leurs universités, ou de donner d’autres noms fantaisistes. Ce qui est déplorable, ce fonctionnement anormal apparait normal aux yeux des plus jeunes. Il est donc temps de prôner, de la part de l’Etat, un contrôle plus stricte et sérieux des institutions universitaires. Cela ne signifie pas seulement procéder à des évaluations et à des classements, comme on le fait maintenant, de manière souvent superficielle et subjective, mais de  veiller au respect d’un minimum de critères académiques internationaux, en encourageant la formation de qualité et la recherche.

Dr A.Wotem Sompare

samedi 6 août 2016

La relance du blog et le paradoxe guinéen


Je m’excuse de cette longue interruption de nos publications en raison de notre engagement dans le cadre de la lutte contre l’épidémie d’Ebola en Guinée en tant que consultant de l’Organisation Mondiale de la Sante. Tout notre temps a été complètement absorbé par ces activités de recherche et de médiation, car il fallait rendre, en moyenne, un rapport tous les deux jours. Après cette crise sanitaire, Guineeclairages tente de se relancer, à l’image du pays qui doit se relever en reconstruisant son système de santé et son économie, dont l’épidémie a révélé toutes les lacunes.

Nous vous annonçons à cette occasion l’ouverture d’une nouvelle rubrique dénommée le paradoxe guinéen.

Le paradoxe guinéen le plus connu et souvent cité,  à juste titre, est le contraste entre les gigantesques ressources naturelles du pays et l‘extrême pauvreté de ses populations ayant des conditions de vie difficiles. Comme on le dit souvent, la Guinée est dotée de beaucoup de ressources hydrauliques, au point d’être considérée comme le  château de  l’Afrique de l’Ouest par les géographes, mais la majeure partie de ses populations vivent sans eau potable ni électricité. D’ailleurs, dans le cadre de la lutte contre l’épidémie d’Ebola, la majeure partie des villages et des quartiers ont profité de la présence des représentants des institutions pour exprimer  des revendications légitimes relatives à leurs problèmes quotidiens. Tel est le cas des villages situés  auprès du fleuve Konkoure, dans la sous-préfecture de Tanene, situés entre Dubreka et Boffa, dont les populations souffrent énormément des problèmes d’eau.

 Cependant, cet exemple désormais célèbre est le gros arbre qui cache une forêt de paradoxes en Guinée. C’est la partie émergée de l’Iceberg, que l’on voit  si nous   ne regardons pas   les choses plus en profondeur. En Guinée,   nous vivons quotidiennement dans des situations paradoxales qui constituent également des obstacles à notre progrès économique, social et politique. Cette nouvelle rubrique tente d’attirer notre regard ou, du moins, de rappeler que nous nous sommes habitués à ces conduites et à ces réalités anormales, au point de les tolérer comme des pratiques normales ou en se résignant simplement. Ceux qui ont un minimum de niveau d’instruction et qui s’informent, ou  qui ont observé le fonctionnement des autres pays au cours de voyages à l’étranger, savent très bien que nous faisons souvent en Guinée le contraire de ce que nous devons faire. Ces derniers, qui doivent indiquer aux jeunes la voie à suivre, se contentent dans la plupart des cas de jouer les intellectuels dans les  cafés ou philosophes au  comptoir des  bars. La majeure partie des guinéens, notamment les plus jeunes et analphabètes  qui ne comprennent pas ces réalités, pensent que la Guinée est frappée par une malédiction divine. D’où les séances de prières pour notre pays  régulièrement organisées par nos chefs religieux, qui caressent en général dans le sens des poils de ceux qui sont au pouvoir. C’est ainsi qu’une bonne partie de nos concitoyens ont sombré dans le fatalisme. Or, Dieu nous aide dans ce que nous faisons. Mais si nous faisons le contraire de ce que nous voulons, en empruntant  ainsi la voie inverse, nous n’arriverons jamais à la destination souhaitée

Nous ne voulons pas faire un portrait caricaturale de notre[AW1]  société en soulignant seulement ce qui ne va pas. Il y a certes de très bonnes choses qui se passent dans notre Pays,  mais les paradoxes  négatifs qui se nourrissent de permissivité, de laisser-aller , sont de plus en plus nombreux et persistants au point de donner le jour à une  société anomique, caractérisée par absence de règles et de repères.

Notre rubrique « Le  paradoxe guinéen » est une invitation à nous  regarder droit dans le miroir, à nous observer avec un recul et un esprit critique qu’il est difficile de garder lorsque nous observons notre propre société. Il s’agit non seulement d’avoir un regard critique, mais aussi autocritique, car nous contribuons aussi à entretenir des situations paradoxales, à l’image de nos voitures, qui alimentent les embouteillages-monstres de Conakry dont nous nous plaignons pourtant si souvent.   A notre humble avis il est urgent de regarder maintenant  les choses en face, afin de se projeter vers le futur en empruntant la bonne voie. Pour cela, le regard du sociologue s’avère particulièrement utile, du fait que, comme le dit Pierre Bourdieu, la sociologie dérange car elle dévoile des choses cachées et parfois refoulées. Ceci dit, je suis sûr de ne pas être le seul à avoir saisi le caractère paradoxal de nombreuses réalités que nous vivons en Guinée, et peut-être aussi dans d’autres Pays africains.  J’invite ainsi tous les lecteurs à témoigner des paradoxes qu’ils rencontrent dans leur vie de tous les jours et  à utiliser ce blog aussi pour exprimer leurs réflexions.