Hier, en me promenant dans la ville de Milano, capitale
économique de l’Italie, je voyais plus de jeunes africains que d’habitude, qui
prenaient des photos dans les plus beaux endroits de la ville. Ces photos
seront sans doute aussitôt publiées sur facebook, comme d’habitude, où les parents et amis restés dans les Pays d’origine pourront les regarder,
en les percevant comme les images du bonheur de ceux qui ont échappé à la
pauvreté de l’Afrique, à ses rues et bidonvilles insalubres jonchées d’ordures.
En se retrouvant dans un tel environnement de propreté et de luxe, ils
bénéficient ainsi automatiquement d’une
mobilité (promotion) résidentielle affichée, mais qui n’est pas réelle. C’est
comme si toute cette infrastructure et le bien-être matériel qui les entourent
leur appartenaient. D’où le caractère illusoire de leur promotion. Les deux
mondes sont opposés de manière dichotomique : les Pays d’origine sont les
lieux de la pauvreté, du malheur, du sous-développement, alors que le Pays d’accueil
(où leurs conditions de vie sont souvent dégradantes) sont représentés dans ces
images comme les lieux du bonheur. A présent, ces jeunes enthousiastes pour ne
pas dire euphoriques, plus soucieux de faire leur autopromotion via internet,
sont engagés dans un processus d’intégration et de promotion sociale dans des
Pays européens confrontés à une crise économique et sociale, qui a pour corollaire la montée du racisme et de la
xénophobie. Ce qui est paradoxal, les jeunes italiens, dont le taux de chômage
est l’un des plus élevé en Europe, deviennent de plus en plus pessimistes ;
les plus diplômés d’entre eux cherchent à partir vers des Pays comme l’Angleterre,
l’Allemagne ou les Etats-Unis. C’est pourquoi ils ne peuvent comprendre comment
tous ces jeunes ont risqué leur vie pour venir ici, si ce n’est que pour fuir
la guerre et la faim. Or, disons-nous la vérité, la majeure partie des jeunes
qui quittent les Pays de l’Afrique Occidentale, notamment la Guinée et le
Sénégal, n’ont fui ni la famine, ni la guerre. Mais ces derniers, dont la plupart ont échoué
dans leur processus de promotion sociale sur place, justifient leur émigration
par ces fléaux. Ces jeunes ont pris le
risque de traverser la Méditerranée parce qu’ils étaient convaincus qu’une fois
arrivés sur les côtes européennes, ils auraient
atteint leur ultime objectif. Aux yeux de leurs amis et parents, ils
apparaissent comme les survivants miraculés, voir les héros courageux qui ont
osé affronter une traversée périlleuse où ils ont risqué leur vie. Mais la
nouvelle traversée, celle de l’intégration et de la réussite dans le Pays d’accueil,
est certes moins dangereuse mais longue et laborieuse. Or, les jeunes âgés de
20 à 30 ans, nouvellement arrivés, contents et rayonnants, sont loin de l’imaginer :
ils ne savent pas encore ce qui les attend sur l’autre rive, lorsqu’ils auront
quarante ans ou cinquante ans dans ce Pays.
Telle est la situation de cet autre Africain, âgé de près de cinquante
ans, que j’ai rencontré à dix-huit heures, après ma promenade, lorsque je
rentrais à la maison, assis au pied d’un immeuble habité par beaucoup de nouveaux couples de classe
moyenne. En pensant que j’étais sénégalais, il m’a adressé une salutation en
wolof ; comme d’habitude, j’ai répondu en français, pour lui faire
comprendre que j’étais guinéen. Lorsque je lui ai demandé s’il était logé
là-bas, à la recherche d’un voisin africain, il m’a dit qu’il était venu pour
travailler pendant trois heures, car il est chargé du nettoyage de l’immeuble .
« C’est difficile, mon frère. Je
suis là depuis vingt ans, mais c’est le travail, il faut travailler pour gagner
sa vie ». Ce cinquantenaire, qui a déjà remonté le premier versant de
la montagne de sa vie, parsemé d’embuches, n’avait plus le même enthousiasme
que les jeunes nouvellement arrivés. Il
entame désormais le versant descendant de son chemin, avec moins d’illusions et
moins d’élan, dans un discours teinté d’amertume par rapport à sa vie
italienne. A quarante ou à cinquante ans il devient beaucoup plus difficile de travailler en faisant de petits boulots: on a moins de force physique et on peut ressentir cela comme une humiliation. Il attendait son heure de travail à dix-neuf heures, au crépuscule
de la journée et peut-être de sa vie, où il n’a pas pu obtenir tout ce dont il rêvait
quand il était jeune. Ces réalités des Africains très mal intégrés en France,
mais surtout en Italie, font apparaitre les migrants comme les personnages de
films tragiques, dont le parcours suscite beaucoup d’illusion et d’espoir, mais
les acteurs redeviennent, vers la fin du film, des victimes. Mais
malheureusement cette tragédie existentielle n’est jamais montrée aux parents
et amis restés en Afrique, auxquels on veut plutôt prouver que ses rêves de
réussite se sont réalisés. C’est
pourquoi tous les Africains qui ont eu l’occasion de connaitre ces réalités ont
le devoir de ne pas les occulter, pour ne pas continuer à entretenir l’immigration
clandestine, source de paupérisation des villages et des familles, et de pertes
en vie humaine. De plus, ces images des débarquements des migrants, perçus
comme des individus qui fuient la famine, contribuent à rabaisser les Africains, déjà
maltraités par le racisme.Mon propos n'est pas d'occulter le problème africains, mais de partager mes réflexions sur les itinéraires existentiels des migrants, tout en montrant que l'émigration ne représente pas la solution.