La
marginalisation et la responsabilité de la Guinée face à l’épidémie d’Ebola
Dr Abdoulaye Wotem Somparé
Sociologue et anthropologue
Après un demi siècle de mal
gouvernance et de violence politique, qui ont pour corollaire la misère dans
laquelle vivent la majeure partie des populations, Ebola est la pire des choses
qui pouvait arriver encore à la Guinée. A l’image des clichés habituels sur
l’Afrique, il y a encore des millions
d’individus qui vont découvrir, pour la première fois, ce pays peu connu à l’étranger
dans ses plus mauvais jours. Cela va renforcer la tendance à associer l’Afrique
aux catastrophes humanitaires et sanitaires, tout en aggravant le
racisme : les partis d’extrême droite en France et en Italie tentent déjà
d’instrumentaliser cette situation pour en faire une ressource politique. Ils
présentent ainsi les migrants en provenance de l’Afrique comme des personnes susceptibles de
contaminer les Européens. Comment
s’est-on retrouvés dans une telle situation menaçante pour notre survie et
source de marginalisation de la Guinée à l’échelle internationale ? Le
risque d’isolement de notre Pays commence déjà à se traduire par la fermeture
des frontières avec les Pays voisins, sans parler de l’impossibilité
d’effectuer le pèlerinage car la Mecque a fermé sans hésitations ses portes aux pèlerins guinéens. De nos jours, les sportifs issus des Pays
touchés ne peuvent plus participer à des compétitions internationales dans
certaines disciplines. Cette marginalisation frôle de plus en plus l’humiliation,
dont les dirigeants africains même ne sont plus à l’abri, puisque lors du
dernier sommet Etats – Unis –Afrique, ils ont été contraints de se soumettre à
des examens médicaux. A présent, les grandes compagnies aériennes telles que Air France, Bruxelles
Airlines etc. risquent de supprimer les vols pour la Guinée et les autres pays
concernés.
Les media occidentaux ont
privilégié, comme d’habitude, un schéma d’interprétation culturaliste, en
expliquant la difficulté à éradiquer l’épidémie d’Ebola par la réticence des
Africains à renoncer à leurs traditions, comme par exemple les rites
funéraires. Sans nier ces facteurs culturels, nous souhaitons souligner dans
cet article qu’il y a d’autres réalités économiques, sociales et politiques qui
ont favorisé la propagation de cette maladie et qui constituent un obstacle
à son éradication rapide.
Impunité et
ethnocentrisme : quand les responsabilité des individus sont imputées à
toute une communauté
Même si l’apparition de la fièvre
d’Ebola en Guinée, à plus de 2000 km de la zone endémique habituelle, est un évènement catastrophique indépendant de
la volonté de l’homme, on peut néanmoins identifier certains niveaux de
responsabilité dans son apparition et sa propagation. Comme l’a souligné le
prix Nobel de l’économie Amartya Sen, face à un évènement comme
une épidémie ou une famine, ce qui permet une résolution rapide du problème est
la gestion de la situation d’urgence, donc la réaction rapide et efficace des
autorités locales et de l’Etat.
C’est pourquoi il y a
lieu de souligner que les autorités
guinéennes ne sont pas exemptes de tout
reproche concernant la propagation d’Ebola et la multiplication des foyers de
contagion en Afrique de l’Ouest. L’apparition
d’une telle maladie est toujours liée à l’erreur d’un individu ou d’un petit
groupe d’individus, par exemple un chasseur qui tue ou ramasse un animal déjà
contaminé, pour le consommer ou le vendre. Ceux qui tombent malade en
consommant de la viande peuvent ensuite contaminer leurs proches et les
personnes avec lesquelles ils entrent en contact, avant tout le personnel
médical qui essaie de les soigner. Les autorités sanitaires et administratives
des préfectures de Guéckédou et Macenta auraient dû s’activer pour détecter
cette première chaîne de transmission et remonter rapidement l’information
relative à l’épidémie au niveau du gouvernement. A son tour, les autorités
centrales auraient dû mettre en œuvre toutes les mesures nécessaires pour
endiguer la progression de la maladie, en élaborant, entre autre, une stratégie
de communication et de sensibilisation cohérente. Si le
système de santé publique guinéen
fonctionnait normalement la maladie, qui existe en Guinée depuis le mois de
janvier, aurait pu être détectée avant le mois de mars, dès les premières
semaines de son apparition. Il y a donc lieu de s’interroger sur les raisons
multiples de ce retard dans le diagnostic de la maladie et des défaillances et
réticences des autorités locales et étatiques à prendre les mesures nécessaires
pour contrôler l’épidémie.
En Guinée, il y a une culture de l’impunité qui empêche de
situer les responsabilités
individuelles. Même au sein de l’administration guinéenne ou dans les
entreprises privées, il y a des disfonctionnements, comme des détournements de
deniers publics, sans que les
responsabilités individuelles ne soient situées. L’effet pervers d’une telle attitude est l’attribution
des responsabilités individuelles à l’ensemble d’une communauté, dans un
contexte d’ethnocentrisme et de surcommunautarisation de la vie politique.
Ainsi, dans le cas de l’épidémie d’Ebola, c’est toute la communauté forestière,
déjà victime de beaucoup de préjugés, qui a été stigmatisée et considérée
responsable de la propagation de ce fléau, notamment en raison de ses habitudes
alimentaires consistant à consommer de la viande de brousse. L’ethnocentrisme étant humain, en Guinée
chaque groupe ethnique a développé des préjugés sur les autres, tout en
valorisant sa propre culture, sa langue et ses pratiques. Cela dit, il y a lieu
de reconnaître que ce sont les habitants de cette région du Sud de la Guinée
qui souffrent plus des préjugés de la part de leurs compatriotes guinéens. La
Guinée forestière est une région très enclavée, caractérisée par une forêt très
dense et des infrastructures et routes en mauvais état. En raison de son
isolement géographique, elle a été moins touchée par la pénétration de l’Islam
et du Christianisme, à l’image de la Casamance au Sénégal. Or, l’attachement de ces populations aux pratiques et
valeurs traditionnelles, est souvent interprété
par les autres guinéens comme un « manque de civilisation ». Les populations de la région forestière ont subi
et intériorisé ces stigmatisations et
clichés, au point d’en faire un complexe d’infériorité. Leur particularité
géographique, leurs spécificités culturelles et la marginalisation dont elles sont victimes
leur confèrent une forte identité ethnique.
Lors de l’apparition de
la maladie, les originaires de cette région, au premier rang desquels se
trouvent les cadres et les personnes les plus scolarisées, ont réagi négativement aux critiques teintées
d’ethnocentrisme, de préjugés et de soupçons de leurs compatriotes, en questionnant, minimisant ou même niant
l’existence de la maladie ou en cherchant des boucs émissaires.
Les enjeux
géopolitiques de la Guinée forestière
Les hésitations de l’Etat à prendre des
mesures efficaces pour éradiquer l’épidémie en Guinée forestière peuvent
s’expliquer, à notre avis, par le fait que cette région entretient un rapport
particulier avec l’Etat et les autorités centrales. La Guinée forestière se
trouve dans une situation paradoxale, où des populations très pauvres,
confrontées à des problèmes de subsistance alimentaire, vivent sur des terres
très riches en ressources minières et convoitées par les entreprises minières
les plus importantes du monde, entre lesquelles il y a une forte concurrence et
des conflits ouverts. Les populations de cette zone ont développé une forte
attente d’accéder à des emplois bien rémunérés au sein de ces entreprises, alors
que celles-ci ne peuvent pas trouver sur place toutes les compétences dont
elles ont besoin et sont parfois obligées de les rechercher ailleurs. Cela
entraine des frustrations qui se traduisent par des revendications, des
manifestation violentes voire des émeutes des communautés, qui réclament aux
entreprises et à L’Etat plus d’emplois
et de développement de la région en échange de leurs ressources naturelles,
comme il a été le cas à Zogota. De plus,
les habitants de cette région sont frustrés parce que l’un de leurs
ressortissants les plus célèbres et objet de fierté, Moussa Dadis Camara, n’a
pas pu se maintenir longtemps au pouvoir. Puisque les Pays Occidentaux sont
considérés responsables de l’éviction de Dadis au pouvoir, cela a réveillé un
vieux reflexe antioccidental et nationaliste qui s’enracine dans l’histoire
politique de la Guinée, dans les contextes d’accession à l’indépendance
et dans les tentatives de la
France de saboter le régime de Sékou Touré.
Le manque de coopération des populations de la Guinée forestière envers
des ONG tels que Médecins sans frontières peut en partie s’expliquer par ce
reflexe. Malgré toutes ces tensions, , le gouvernement d’Alpha Condé compte
énormément sur les investissements privés
et étrangers de cette région pour obtenir de très bon résultats économiques
nécessaires pour sa réélection. Par exemple les études économiques montrent que
la mise en place du projet Rio-Tinto contribuera à doubler le PIB de la Guinée.
Sur le plan politique la région
de la Guinée forestière représente un important électorat sans lequel le
Président risque de ne pas être réélu en 2015. Il fallait donc chercher à
ménager la susceptibilité des populations de la Guinée Forestière, tout en
rassurant les investisseurs étrangers. C’est ainsi que le gouvernement a opté
pour une stratégie de gestion d’Ebola et
de communication visant à
dédramatiser l’épidémie, en évitant des mesures plus énergiques et
contraignantes. Or à notre avis l’actuel ministre de la santé, qui est médecin
militaire colonel, a le bon profil et il
est bien placé, en tant qu’originaire de la région, pour mener une politique de
rigueur, de fermeté, de bâtons et de
carottes afin d’éradiquer rapidement
l’épidémie.
Une stratégie
de communication à améliorer
L’une des mesures les plus
importantes pour la lutte contre Ebola a été la sensibilisation de la
population et la campagne de communication menée par le gouvernement, notamment
à travers les messages texto envoyés à tous les citoyens. Or, deux lacunes
principales peuvent être détectées dans cette stratégie :
-Certaines réalités
socioéconomiques n’ont pas été prise en compte. L’un des points les plus
importants de la sensibilisation vise à éviter que les populations consomment de la viande de brousse, notamment en Guinée
forestière, où cet aliment est consommé plus abondamment. Les habitants de la
forêt ont été stigmatisés comme des gens « qui mangent tout » et qui
ont des habitudes alimentaires dangereuses. Or, ces préjugés ne sont pas fondés,
dans la mesure où le système du totémisme, qui interdit à chaque famille ou
lignage de manger un animal particulier, a favorisé la survie de plusieurs
espèces dans cette region. Ainsi, il faut plutôt rendre hommage à ces
populations qui ont été en avance dans la lutte contre la dégradation de
l’environnement. Il y a lieu de souligner aussi que la viande de brousse est
très appréciée aussi par les citadins des villes de Guinée, notamment les
clients des bars maquis et de certains
restaurants de Conakry.
En fait, la Guinée forestière fait partie des
zones où il y a un déséquilibre entre la nature et la population, source de
conflits interethniques et communautaires
qui s’enracinent dans des problèmes concrets d’accès à la terre et de
survie. La pression démographique croissante va de pair avec une diminution des
terres cultivables, aussi bien à cause de l’exploitation minière que des
programmes de préservation de l’environnement. Le poisson est très rare et
l’élevage presqu’inexistant, ce qui rend la viande de brousse un complément
incontournable de l’alimentation de beaucoup de famille et surtout une source
fondamentale de protéines. Le métier du chasseur est d’ailleurs très valorisé
culturellement, tout comme la viande de brousse, à
laquelle on attribue des vertus thérapeutique et un goût exotique et délicieux.
Toutes ces réalités doivent nous amener à comprendre qu’une simple
recommandation de ne pas consommer la viande de brousse ,sans une bonne
communication qui intègre toutes ces réalités et tient compte des
représentations des populations concernées est irréaliste, voire illusoire.
C’est pourquoi les populations ont continué d’ailleurs à consommer, ce qui est
interprété par les Occidentaux comme une incapacité des Africains à renoncer à
leurs traditions, en ignorant du même coup les enjeux économiques liés à la
filière de la viande de brousse. Il aurait donc fallu remplacer les stock de
viande de brousse dans les familles et dans les commerces avec d’autres
aliments.
- La communication de
lutte contre Ebola n’a pas bien fonctionné parce qu’elle est porteuse de deux logiques concurrentes.
D’une part il y a la stratégie de communication
du Gouvernement, qui tente de sensibiliser les populations en les
rassurant au point de minimiser la gravité de la situation épidémique. D’autre
part, il y a la stratégie de communication des Médecins Sans Frontières et de
l’OMS maintenant, qui a tendance à aggraver la situation épidémique afin de
sensibiliser davantage et d’attirer l’attention de la communauté internationale
et surtout des bailleurs de fonds sur la menace représentée par l’épidémie et
l’importance de leur action. Comme la sociologie du développement nous montre
d’ailleurs, dans les projets de développement , les interactions, les concurrences
et les rivalités entre les institutions et les acteurs impliqués constituent
aussi des obstacles à leurs réalisations. C’est pourquoi, dans le cadre de la
lutte contre Ebola, il est indispensable et urgent de faire une analyse des
parties prenantes afin de les amener à conjuguer les efforts de manière plus
cohérente et efficace dans l’intérêt des populations victimes et de toute
l’Afrique de l’Ouest. De plus plusieurs
chefs religieux surtout musulmans ont instrumentalisé l’épidémie afin d’inciter
les fideles, par la peur, à pratiquer correctement la religion. Selon ces
derniers Ebola, comme d’autres épidémie dans le passé serait une malédiction,
une punition divine pour que les gens
respectent davantage les principes religieux. De tels messages ont amenés une
population peu scolarisée, fataliste et très croyante à considérer cette
épidémie comme une fatalité, au lieu de situer les responsabilités
individuelles en parvenant, du même coup, à trouver des moyens plus efficace
pour arrêter la propagation de la maladie.
Il vaut mieux tard que jamais : agir vite pour
arrêter l’épidémie d’Ebola.
Il est impératif d’avoir un seul plan de
communication, qui intègre les croyances et les pratiques des populations par
rapport aux maladies en impliquant les guérisseurs traditionnels comme il a été
suggéré par le medecin-anthropologue de MSF .
Les autorités de l’Etat
et les institutions internationales
impliquées dans la lutte contre l’épidémie doivent élaborer ensemble ce
plan . Ensuite il faut sanctionner tous ceux qui s’en écarteraient en
lançant de fausses accusations, en semant la panique ou en minimisant
l’épidémie. De plus, tous ceux qui ne vont pas respecter les mesures de
recommandation pour endiguer l’épidémie doivent être sanctionnés par la loi. Ceux qui ont été à l’origine des émeutes et
révoltes qui se sont soldées par le sabotage et le saccage des installation des
médecins sans frontières doivent être identifiés et punis, pour mettre fin à la
culture de l’impunité et éviter, du même coup, que les accusations
rejaillissent sur toute la communauté forestière.
Après la découverte tardive de l’épidémie, la première stratégie de
communication consistait à marquer les esprits et attirer l’attention de tout
le monde sur la maladie par une déclaration
solennelle d’une journée de deuil national proclamé par le Président de la
République. A l’occasion de cette journée, il fallait rendre hommage aux
vingt-six médecins et membre du personnel de santé décédés dans l’exercice de
leur métier, en tentant de sauver la vie à leurs compatriotes. Ils devraient
être élevés au rang de l’ordre national du mérite et leurs familles ( épouses
et enfants) doivent être prises en charges désormais par l’Etat guinéen.
Il fallait rendre hommage
également au personnel du MSF et les ONG impliquées dans la lutte contre Ebola
en soulignant leur solidarité et humanisme.
Un tel acte symbolique, mis en
scène par le gouvernement aurait attiré l’attention de tout le monde sur Ebola
pour en faire un ennemi commun qu’il faut combattre rapidement ensemble. Dans
un contexte de clivages ethniques et de bipolarisation de la vie politique en
Guinée, le président et les autorités politiques devaient tenir un discours
mobilisateur. Quant aux membres de
l’opposition guinéenne, en tant que leader d’opinion, ils devaient
s’inscrire dans la même dynamique de rassemblement en se montrant plus
responsables et solidaires aux actions de lutte menées par le gouvernement et
les institutions contre Ebola. Les leaders politiques devaient renoncer à leur
traditionnel rôle de critique du gouvernement pour sensibiliser leurs militants
et l’ensemble des Guinéens, en se montrant plus préoccupés de la santé de leurs
compatriotes, comme les artistes avaient tenté de le faire sans un grand
succès. Or, il n’est pas trop tard pour
prendre toutes ces mesures.
Enfin, il y a lieu de noter qu’il
y a une responsabilité internationale et surtout africaine face à Ebola, mais notre
propos dans cet article est celui d’un citoyen guinéen et voisin du monde qui
veut balayer d’abord devant sa porte.