mercredi 25 mars 2020

Après Ebola, Coronavirus: de l'inégalité sociale à la solidarité nationale et internationale


Après avoir été l’un des consultants socio-anthropologues de l’OMS pendant l’épidémie d’Ebola en Guinée, je souhaiterais analyser les enjeux géopolitiques et sociologiques de cette nouvelle pandémie. Il s’agit de tirer les enseignements de ce qui s’est passé en Afrique de l’Ouest, notamment en Guinée, Sierra Léone et Liberia il y a 5 ans, dans une perspective comparative avec cette nouvelle menace beaucoup plus mondialisée et plus inquiétante. D’un point de vue géopolitique, ce qui est frappant, c’est le fait que les catastrophes humanitaires touchent habituellement les Pays les plus pauvres, notamment les nations africaines, au point de caricaturer notre continent comme la terre des épidémies, notamment le choléra ou  Ebola. De plus, l’Afrique est vue comme le berceau   des conflits politiques à caractère ethnique et régionaliste, ayant des conséquences sur le plan humanitaire : des importantes pertes de vies humaines, les déplacements des populations qui perdent leur habitat etc.. D’ailleurs, de tels évènements représentent l’une des principales causes des migrations forcées et des migrations clandestines, que les  partis de droite des Pays occidentaux perçoivent comme une menace, comme si la maladie et la pauvreté déferlaient sur l’Europe avec les vagues de migrants. Le personnel qui accueille les migrants dans les ports de l’Italie porte des tenues qui ne sont pas sans rappeler celles de la Croix rouge pendant Ebola en Afrique, comme si les migrants qui arrivent étaient porteurs d’une potentielle menace sanitaire. Comme ironie du sort, autrefois, les migrants européens aux Etats-Unis étaient d’abord mis en quarantaine sur l’ile de Ellis Island avant d’être intégrés dans la société américaine. Cette fois-ci, il y a un renversement de la situation, qui implique aussi un bouleversement  des imaginaires, un changement des regards souvent teintés de clichés et de préjugés.  Ces préjugés ont la  vie tellement longue que, alors  que l’Italie était  déjà très touchée par l’épidémie, des sympathisants de la Ligue du Nord se demandaient dans les journaux et sur les sites internet si les migrants africains n’allaient pas propager Coronavirus  en Italie, au moment où l’Afrique ne comptait aucun cas de cette épidémie ! 
Ce renversement se manifeste par le fait que l’épidémie a touché d’abord la grande nation chinoise, deuxième économie mondiale, avant de s’étendre rapidement en Europe en faisant des ravages dans des Pays occidentaux les plus prospères, à commencer par l’Italie (où le Nord, plus riche, a été plus touché que le Sud)  jusqu’à la France, à l’Espagne, à l’Allemagne et à la Grande Bretagne.   Paradoxalement, tous les premiers cas de maladie en Afrique ont été importé de l’Europe : c’est pourquoi les Africains, pour une fois, au lieu de regarder l’Europe comme le paradis sur terre et la patrie du bonheur, considèrent ce continent comme le lieu de provenance du malheur et s’empressent de fermer leurs frontières. Face à cette situation sanitaire et ses conséquences inédites, il y a plusieurs interprétations en cours et des rumeurs en phase d’éclosion. Certains Guinéens, plus fatalistes ou  plus religieux, veulent instrumentaliser cette pandémie, en la considérant comme une sanction divine contre les Européens qui auraient abandonné la religion et certaines valeurs morales.  De tels discours ne sont pas nouveaux, car nous les avons beaucoup entendus pendant l’épidémie d’Ebola en Guinée, considérée par certains comme une punition divine et, dans certains cas, comme une opportunité de  purification.  Quant à nous, en tant que sociologue, nous pensons que cette pandémie est révélatrice d’une inégalité sociale qui existe entre les élites des différents Pays et leurs populations les plus pauvres. Comme certains sociologues de la migration l’ont montré (par exemple Annette Wagner)  la mondialisation a favorisé, en plus des échanges économiques, une très grande mobilité des élites, contrairement aux populations les plus pauvres. Cela est encore plus perceptible dans les Pays en voie de développement, caractérisés par des inégalités d’accès à la mobilité et à la migration, dans la mesure où c’est une minorité nantie, cultivée et cosmopolite qui accède plus facilement aux visas et à la possibilité de circuler. Or,  Ebola avait touché les populations les plus pauvres et les moins alphabétisées, en frappant des zones rurales enclavées et des quartiers déshérités des grandes villes. Au contraire, cette fois-ci, c’est l’élite africaine qui a été d’abord exposée : pour s’en convaincre, référons-nous aux trois chaines de contamination en Guinée : une femme belge, travaillant pour une institution internationale, une femme d’affaires guinéenne revenue d’un voyage en Italie et un couple aisé (dont l’époux est un haut cadre de l’Etat) qui a été testé positif après un séjour touristique en France. A cause de cette dernière chaine de contamination, beaucoup de cadres du Ministère du budget et  de cadres de la Banque centrale sont devenus des contacts susceptibles de développer la maladie et se retrouvent en quarantaine.  Tel est le cas  également de Madame Makale Traoré, ancienne ministre et membre actif de la société civile guinéenne, qui arrive en Guinée en quittant Londres à la veille du début du confinement au Royaume Uni. Cette dernière, après avoir manifesté sa bonne foi en se soumettant à un test de dépistage, s'est offert une tribune à la radio Espace, la plus écoutée de Guinée, où elle s'est érigée  en donneur de leçons avec la complaisance des journalistes qui trouvent son comportement exemplaire. Pourtant, elle n'est pas exempte de tout reproche, loin s'en faut, dans la mesure où elle quitte un Pays à haut risque, qui est entré en confinement 24 heures après son départ. Etait-ce nécessaire de rentrer en Guinée en ce moment, avec le risque de contribuer  à la propagation du virus, dans un Pays qui est moins préparé pour faire face à une épidémie?  La médiatisation de ce dernier cas de contagion dénote encore une fois la monopolisation du discours de la sensibilisation par l'élite, qui regarde de haut le bas peuple analphabète tout en ignorant parfois la capacité des populations locales à mobiliser des expériences acquises au cours d'Ebola et des savoirs locaux d'hygiène pour se protéger. C'est cette inquiétude que l'anthropologue de la santé Frèdéric Le Marcis exprime dans un article consacré à la Guinée qu'il a publié sur le journal Libération en France, en déplorant le fait que la communication soit monopolisée par une élite lettrée et que peu de messages circulent en langue nationale pour véhiculer les savoirs actuels sur cette maladie. Nous pensons que pendant cette période d'urgence sanitaire très menaçante personne  ne doit user de son niveau d'étude, de son statut ou de sa position sociale et de son titre pour transgresser les consignes de la Riposte. 

Dans d’autres Pays, il y a des ministres ou des députés qui ont été contaminés. Mais en Guinée, par habitude et par imitation des Pays du Nord,  on a recyclé les vielles recettes, comme au temps d’Ebola, en exhortant les gens à se laver les mains et à garder la distance.  On n’a pas élaboré des messages ciblés pour les élites, les hommes d’affaires, les hauts cadres de l’Etat, en les amenant à renoncer, pendant cette période de l’épidémie, au privilège de la mobilité, à leur style de vie et à leurs pratiques distinctives, au sens bourdieusien du terme. Ces individus issus de la bourgeoisie de l’Etat ont souvent des familles transnationales : ils ont souvent une épouse et des enfants qui étudient dans les Pays occidentaux et ils  circulent entre la Guinée et ces Etats. Le fait d’aller se soigner à l’étranger, notamment au Maroc, en Tunisie ou en France,  constitue également l’une des pratiques distinctives de l’élite africaine. En fuyant   les conséquences des faiblesses du système de santé des Pays d’origine, notamment le manque d’équipement et les graves erreurs médicales, ils se sentent à l’abri de tous ces aléas dont sont victimes la majeure partie des populations africaines.
 Désormais,  l’épidémie de Coronavirus  doit nous amener à comprendre que, même si ceux qui ont des moyens se sentent plus en sécurité parce qu’ils peuvent aller se soigner à l’étranger, aujourd’hui cela n’est plus possible, dans la mesure où les frontières sont fermées. Personne n’est à l’abri et nous sommes tous exposés, riches et pauvres, à la faiblesse de notre système de santé. Nous devons nous battre tous pour que tous les citoyens guinéens accèdent aux soins de santé sur place : c’est ce qui va sauver tout le monde.
Sur le plan géopolitique, cette crise montre que nous vivons désormais dans un village planétaire, où quand l’un des citoyens du monde tousse en Europe il y a des gens qui sont enrhumés en Afrique, et vice-versa : d’où la nécessité d’une solidarité internationale. L’exemple de la Chine illustre bien cette nécessité car, quand cette épidémie a débuté dans ce Pays, les Chinois avaient commencé à être stigmatisés en Europe. Aujourd’hui, la Chine n’enregistre plus de nouveaux cas de contamination, et elle est en train d’aider les Pays les plus touchés, notamment la France et l’Italie, car les médecins chinois ont développé une expertise qui manque ailleurs. A présent, la plupart des dirigeants du monde, ont pris des dispositions, en fermant par exemple leurs frontières mais, comme l’expliquait aujourd’hui l’ancien ministre français Dominique Strauss-Kahn, il faut des stratégies de lutte concertée à l’échelle planétaire. En ce qui concerne l’Afrique, beaucoup de gens sont en train de souligner la faiblesse de nos systèmes de santé en termes d’équipement et de compétences. Mais il y a lieu aussi de noter que les populations des Pays qui ont connu l’épidémie d’Ebola ont développé des réflexes de protection, en plaçant par exemple certains villages dans une situation de quarantaine de fait. Les Pays tels que la Guinée disposent de beaucoup de jeunes médecins, recrutés et formés par l’OMS, qui peuvent repérer facilement les chaines de contamination et  retrouver les contacts en vue de circonscrire l’épidémie.  Il y a également des spécialistes de la communication et des sociologues qui avaient  beaucoup contribué pendant l’épidémie d’Ebola à amener les populations à adhérer aux stratégies de la Riposte et à éviter les réticences et les résistances. Pour tirer les leçons des erreurs d’Ebola, la riposte contre Coronavirus doit se préoccuper de toutes les rumeurs en phase d’éclosion, qui doivent être repérées et démenties au cas par cas, pour qu’elles ne soient pas plus fortes que les vrais messages, comme on l’avait observé au temps d’Ebola. Au-delà des messages de sensibilisation, tout Guinéen qui ne se comporte pas en bon citoyen, en refusant de respecter les consignes de la Riposte et en exposant la santé de tout le monde, doit être condamné de manière exemplaire, en rompant ainsi avec notre culture de l’impunité. En effet, nous avons souvent tendance à imputer toutes les responsabilités à un groupe, à une communauté ou à une catégorie socio-professionnelle (par exemple les médecins) , au lieu de situer les responsabilités individuelles. Pour sortir de cette épidémie il faut, en plus de la solidarité internationale en faveur des Etats les plus fragiles,   une solidarité nationale entre les différentes couches de la population, dans un contexte d’inégalité et de méfiance envers l’élite. Enfin, chaque individu doit se conduire en citoyen responsable, dont le comportement ne doit pas exposer la santé de ses concitoyens et de l’ensemble des populations du monde.  Soyons des citoyens du monde responsables et solidaires ! 


Dr Abdoulaye Wotem Sompare
Socio-anthropologue