Comme tout n’est
pas blanc ou noir, dans un schéma d’analyse simpliste et dichotomique teinté de
manichéisme où on oppose, sans cesse, les bons et les méchants à l’image des
films Hollywoodiens, ce slogan de solidarité et d’indignation diffusé partout
après le drame ne doit pas diviser donc le monde entier en
deux catégories distinctes et réductrices. Notre planète ne saurait être
réduite à une division entre ceux qui « sont Charlie » et ce qui ne
le sont pas, en regroupant ainsi les gens en deux camps opposés. Malgré le
sentiment d’indignation, de révolte, d’impuissance que de tels actes criminels
et terroristes suscitent en nous, efforçons-nous de rester lucides et
objectifs en faisant une analyse froide
d’une telle situation inquiétante et menaçante pour nous tous. Evitons donc de
tomber dans le piège de la pensée unique.
Je suis Charlie en tant qu’être humain, citoyen
du monde et partisan de la liberté d’expression, choqué par les actes de violence et de barbarie qui ont couté la vie à
l’équipe de rédaction de Charlie Hebdo.
Je ne suis pas Charlie
en tant qu’africain de Guinée, qui n’a pas forcément la même la religion, ni le même sens
de l’humour, que les français ou les Occidentaux, que les dessins de cet
hebdomadaire font rire beaucoup plus que moi.
De plus, tous les français n’ont pas d’ailleurs le même
langage et les mêmes sens de l’humour, qui varient selon l’appartenance des
individus aux différentes couches sociales notamment la classe populaire, la
classe moyenne, la classe supérieure ou la bourgeoisie. Par exemple, si les
films de Woody Allen, le réalisateur américain, font rire beaucoup les français
de la classe moyenne, tel n’est pas le cas des individus de milieux populaires.
Dans l’humour des
classes populaires qui est plus direct et moins sophistiqué il y a plus de gros
mots et d’allusions sexuelles. Or un tel humour est considéré comme grossier,
vulgaire, insolent dans la classe moyenne, voire impoli en milieu bourgeois.
Quant aux
africains, si je ne me trompe pas par ethnocentrisme, ils ont en général un
humour plus direct et innocent qui n’a pour objectif en général que de faire
rire les gens afin de détendre l’atmosphère et de désamorcer les conflits. Il n’y a pas non plus beaucoup de sous entendus ni
de sarcasme. De plus on n’a pas droit, en Afrique, d’utiliser l’humour avec quiconque.
Les jeux de plaisanteries existent entre les grands parents et petits enfants,
les beaux frères, belles sœurs et les cousins maternels. Il y a également des relations de
plaisanteries qui existent entre les groupes ethniques ou les personnes qui
portent certains patronymes : les Camara plaisantent par exemple avec les
Sylla.
En tentant compte
de toutes ces considérations socioculturelles, le slogan « Je suis Charlie »
et l’humour du journal satirique ne sauraient êtres universel. Certes ce slogan tente de
s’identifier aux victimes du massacre, tout en démontrant par solidarité que l’esprit
de « Charlie Hebdo » n’est pas mort. Cependant, je suis certain que
beaucoup de personnes, tout en manifestant leur solidarité aux victimes du massacre et à leurs familles, préfèrent
garder une certaine distance par rapport à un journal proposant des caricatures
parfois vulgaires sur les thèmes de la
religion. Comme ce qui fait rire les uns choque les autres, il faut à notre
avis éviter de se heurter à la susceptibilité, la colère et la frustration en
faisant de l’humour sur certains thèmes tels que la race et la religion.
Malgré notre
indignation face à cette barbarie des
tueurs de Charlie Hebdo, qui n’a d’égal que l’obscurantisme, la haine et la lâcheté
qui l’ont engendrée, nous pensons très sincèrement que ces journalistes n’avaient
pas besoin de caricaturer le prophète Mohamed dans la mesure où cela est interdit
par la religion musulmane. De plus, la France
a fait beaucoup d’efforts pour respecter les religions de ses habitants étrangers.
Par exemple dans les cantines scolaires, les mairies et les écoles évitent aux enfants musulmans
de consommer la viande de porc en leurs proposant toujours d’autres repas. Or,
il est beaucoup plus difficile de respecter de telles prohibitions que de s’abstenir
de faire les caricatures du prophète.
Lorsqu’on utilise
l’humour pour se moquer de la vision sérieuse d’une religion en caricaturant son prophète, cela peut
choquer et révolter naturellement ses fidèles. Cela peut être instrumentalisé
par les extrémistes qui souhaitent, à tout prix, une guerre des civilisations.
Selon les élites politiques et intellectuelles françaises une telle attitude de
provocation est conforme au droit et aux traditions républicaines françaises
protégeant la liberté d’expression. Ce
raisonnement obéit également à la
politique assimilationniste des colonies et des étrangers, moins attentive aux réalités
socioculturelles des communautés. Il en
va autrement en Angleterre et aux
Etats-Unis, où il est interdit de caricaturer les personnages religieux ou faire des blagues en utilisant la couleur
de la peau des individus. Cette interdiction n’est pas, à notre avis, une abdication à la liberté d’expression,
ni un compromis avec le fanatisme religieux, mais simplement une question de
réalisme et de bon sens. Nous pensons que, pour favoriser la coexistence
pacifique dans une société multiculturelle, il vaut mieux ne pas faire des
provocations touchant aux croyances les plus sacrées des uns et des autres.
De plus, le monde a beaucoup évolué, car dans l’ère de
la mondialisation les territoires nationaux ne sont plus comme avant. Les
nouvelles technologies via internet ont fait éclater les traditionnelles barrières nationales. C’est
pourquoi toute information diffusée en France est accessible en quelques secondes
dans le monde entier. De plus les sociétés Occidentales sont devenues très
cosmopolites et multiculturelles. Dans
un tel contexte, toute publication de la
presse ne s’adresse pas qu’aux français et aux occidentaux qui ont en général
un niveau de scolarisation plus élevé et sont plus imprégnés de certaines
valeurs démocratiques, notamment la liberté d’expression. Sans être évolutionniste,
les européens se rappellent bien qu’autrefois,
quand il y avait plus d’obscurantisme et de dogmatisme dans leurs sociétés
catholiques, toute critique voire la moindre contradiction avec les dogmes de
la religion chrétienne, exposaient les auteurs à la sanction très sévère de l’Église
pour l’hérésie. Tel a été le cas de Galilée. Les sociétés européennes ont
connu des conjonctures historiques et des courants philosophiques, à partir de
l’époque des Lumières jusqu’au marxisme, qui ont profondément changé le rapport
des individus à la religion, en introduisant une remise en question, un
questionnement ou une distanciation qui n’existent pas ailleurs.
Notre appel au
compromis, au bon sens et à la tolérance des États Occidentaux vis-à-vis des
populations d’origine étrangère vivant dans leur territoire ne devraient exonérer ces dernières de leur effort
de s’intégrer dans leurs sociétés d’accueil.
Certes les
populations d’origine étrangère sont plus victimes de l’échec scolaire et du manque
d’insertion professionnelle et sociale qui créent des frustrations,
instrumentalisées et transformées en haine par les extrémistes religieux. Mais
ce n’est pas en commettant de tels actes criminels et terroristes qu’ils défendront
les musulmans ou leurs communautés. Au contraire en agissant de la sorte ils n’ont
fait qu’aider le Front National et les autres partis d’extrême droite tout en rendant la vie plus difficile aux
musulmans en Europe. Ils doivent plutôt se battre pour mieux étudier et défendre
leurs causes par la plume et par le discours comme le fait, Tariq Ramadan, l’un
des rares intellectuels musulmans issus de l’immigration. D’ailleurs une
semaine avant cet attentat, ce dernier affirmait dans l’hebdomadaire Français « Le
Point » que les musulmans ne devaient pas répondre aux provocations de
Charlie Hebdo. Pierre Bourdieu, le grand sociologue français et intellectuel
engagé ne disait pas autre chose lorsqu’il
déplorait le rejet de la culture et du milieu intellectuel par les jeunes de la
banlieue parisienne. Il leur disait qu’ils étaient des crétins lorsqu’ils refusaient de lire même
les livre concernant leurs origines, leurs
problèmes liés à la situation des
jeunes issus de l’immigration.
La question n’est
donc pas d’être Charlie ou de ne pas l’être.
A notre humble avis et en tenant compte de toutes les considérations socioculturelles
évoquées ci-haut dans leur complexité et particularité, il s’agit d’être à la
fois humain, solidaire tout en demeurant responsable, lucide et objectif indépendamment
de notre appartenance à une religion,
une communauté, une société ou pays.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire