Après avoir souligné la
responsabilité de la Guinée dans la persistance de l’épidémie d’Ebola dans les
trois Pays les plus touchés, dans un article publié dans le
lynx du 24 septembre, nous allons essayer de souligner maintenant celle de
l’Afrique et plus précisément de la CEDEAO et l’Union Africaine. L’Afrique a
toujours eu la réputation d’être la terre de solidarité que l’on oppose
souvent, à tort ou à raison, à l’individualisme qui existe dans les sociétés
occidentales et industrialisées. C’est
pourquoi, actuellement, plusieurs observateurs de la vie sociale et politique
en Afrique sont désagréablement surpris de voir la majeure partie des Pays
africains peu solidaires envers la Sierra Leone, le Libéria et la Guinée,
confrontés à la pire épidémie d’Ebola de toute l’histoire, qui a déjà tué plus
de 5000 personnes, avec près de 10.000 cas de contaminations. Ils sont étonnés de voir les Pays limitrophes
fermer brutalement leurs frontières et des attitudes d’inhospitalité voire d’hostilité que les gouvernements et les populations
des Pays non touchés ont manifesté. Cette attitude a atteint son point
d’orgue, lorsque des jeunes sénégalais
se sont réunis pour aller tuer le jeune guinéen malade d’Ebola qui avait
franchi illégalement la frontière pour aller se soigner au Sénégal. Dans cet
article, nous allons donc questionner
les attitudes des Pays membres de la CEDEAO par rapport à cette épidémie,
révélatrice de l’effritement des liens de solidarité dans le continent. Nous
allons aussi essayer de démontrer de
quelle manière la solidarité entre les Pays africains pourrait permettre une
éradication plus rapide de l’épidémie.
Sur le plan international, après l’échec des
tentatives des leaders panafricains tel que Kwame Nkrouma, de créer une seule
nation Africaine unie, les pays africains issus des indépendances ont créé
finalement des institutions formelles telles que l’OUA (Organisation de
l’Unité Africaine), devenue plus tard,
par mimétisme occidental, l’actuelle
l’Union Africaine, et des organisations sous-régionales au niveau de chaque
région. (Par exemple la CEDEAO en Afrique occidentale). Ces organisations,
censées jouer le rôle de consolider la solidarité entre les Etats, en réalisant
des projets socio-économiques d’intérêt sous régional ou africain, tout en maintenant la paix dans le
continent, ne sont jamais parvenues à
atteindre entièrement leurs objectifs. Malgré la
fréquence des rencontres internationales très coûteuses réunissant les Etats membres sur le dos des
contribuables des différents pays concernés, nous attendons toujours en vain
les résultats escomptés. La création de l’Etat panafricain composé de
pays solidaires et unis s’est toujours heurtée aux égoïsmes nationaux, à l’égocentrisme et aux querelles de
leaderships des présidents africains et
au néocolonialisme des anciens pays colonisateurs.
Cette épidémie d’Ebola est
révélatrice du manque de volonté et de l’incapacité des organisations
panafricaines à jouer leur rôle. Sinon, comment peut-on expliquer que le Maroc,
qui n’est ni membre de l’Union Africaine ni de la CEDEAO, ait été plus
solidaire que les Pays membres de ces institutions, en maintenant ses vols tout en intensifiant sa
coopération avec les pays touchés par l’épidémie ? Cela doit nous
amener aujourd’hui à nous interroger sur la raison d’être même de ces
institutions, dont les budgets de fonctionnement sont très coûteux pour le
pauvre contribuable africain.
La
nécessité d’une prise de conscience de
la dimension transnationale de l’épidémie
Lorsqu’un être humain est
confronté et exposé à une maladie si contagieuse et dangereuse qui menace sa
vie, il réagit naturellement « par instinct de conservation »,
pour rependre Thomas Hobbs dans sa philosophie morale et politique, en pensant
à se protéger d’abord avant les autres. Telle a été la première réaction
des gouvernements des pays limitrophes des Pays touchés qui, à l’exception du Mali, ont fermé instinctivement et brutalement
leurs frontières avant de réfléchir profondément sur les conséquences néfastes
d’une telle décision dans les pays contaminés et sur son efficacité dans la protection de leurs propres populations. En même temps, le Sénégal et la Côte d’Ivoire
ont apporté une aide à travers l’envoi d’un certains nombre de médecins dans
les Pays touchés. Cette décision, comprise et saluée par certains et critiquée
par beaucoup d’autres, est l’une des réponses
possibles à une question fondamentale : comment peut-on être solidaires
des pays contaminés sans pour autant exposer sa propre population à l’épidémie ? Je pense que pour
répondre à une telle question, il est nécessaire de considérer que la décision de fermer les frontières n’a pas
de fondement historique et anthropologique. Elle ne tient pas compte de
l’existence des espaces économiques et politiques qui ont toujours existé en
Afrique, bien avant la colonisation.
Bien des historiens et
anthropologues ont déjà montré cette réalité, notamment Elikia M’Bokolo,
Jean-Loup Amselle et l’historien sénégalais d’origine guinéenne Boubacar Barry.
Ces espaces internationaux africains, qui ont survécu aux conjonctures historiques telles que la colonisation et les indépendances, ont
toujours été des lieux d’échange des
biens, de rencontre et de brassage des populations africaines. Ils sont
matérialisés, par exemple par l’existence des marchés hebdomadaires
internationaux dans ces zones frontalières, comme celui de Gueckedougou en
Guinée forestière. Ils continuent d’exister malgré la diversité des orientations ou les
divergences, voire les conflits, entre les dirigeants. Ces échanges ont largement contribué à la survie des
populations africaines fragilisées et confrontées aux crises économiques, à travers des activités économiques
informelles qui échappent le plus souvent au contrôle des gouvernements.
Il est utile de se rappeler aussi
que les frontières héritées de la
colonisation ont un caractère fictif et que leur création a interrompu le
processus de constitution des Etats-Nations en Afrique. Les Pays de l’Afrique de l’Ouest
appartiennent à un grand ensemble ayant des caractéristiques culturelles,
économiques, sociales et politiques communes, cimentées par des liens
socio-historiques. La difficulté à maitriser l’épidémie s’explique, d’abord par
le fait qu’elle a été, dès le départ, très mal appréhendée en le considérant seulement dans sa dimension nationale, comme
un problème de santé publique d’abord de la Guinée, puis de la Sierra Léone et
du Libéria. Cette épidémie doit être appréhendée dans sa dimension
transnationale car, comme l’a souligné récemment la présidente du Libéria
Sirleaf, tant qu’un seul Pays est touché, toute la sous-région ne sera pas à
l’abri de l’épidémie. La fièvre hémorragique d’ Ebola doit être considérée
avant tout comme une épidémie des zones forestières de l’Afrique occidentale,
sans pour autant stigmatiser les habitants de la forêt. On doit être conscients que ce virus traverse
constamment les frontières poreuses de ces Etats où les échanges de populations
et de marchandises sont très intenses. Or, cette conscience d’appartenir à un
même espace culturel et géographique, cette solidarité et cette vision stratégique
ont manqué à beaucoup de dirigeants.
L’exemple le plus frappant est celui du président nigérian Goodluck Jonathan
regrettant le premier cas d’Ebola dans son Pays : « Jusqu’à présent
nous étions à l’abri de cette épidémie, si ce forcené n’avait pas quitté son
Pays pour venir ici, alors qu’il se savait contaminé ». Le même manque de vision globale transfrontalière et stratégique de l’épidémie
empêche toujours les trois pays les plus touchés de mettre en place ensemble
une stratégie concertée et coordonnée en renforçant davantage les contrôles
dans les frontières. Les trois Pays devraient se concerter pour prendre
ensemble des mesures contre l’épidémie, alors que les stratégies ont été
différentes : par exemple le Libéria a proclamé l’état d’urgence, la
Sierra Léone trois journées de confinement de la population, mais la Guinée n’a
adopté aucune de ces mesures.
Sur le plan international en
termes d’image et de réputation de l’Afrique et des Africains dans le monde,
la fermeture des frontières n’a pas été réaliste et efficace, parce que les
autorités politiques qui se sont désolidarisées des Pays touchés n’ont pas tenu
compte du fait que la stigmatisation d’un ou deux Pays rejaillit sur tout le
continent africain. Tel est l’exemple frappant de l’Ouganda. Dans le cadre de
la compétition internationale de football, en se protégeant de l’épidémie, les
autorités ougandaises ont mis presqu’en
quarantaine les footballeurs guinéens tout en réduisant au minimum les
membres de la délégation qui accompagnait les joueurs. Ces derniers ont été
isolés au point de les loger dans de très mauvaises conditions dans un hôtel
miteux, afin de mettre selon eux leur population à l’abri de l’épidémie. Comme
ironie du sort, une élève ougandaise vient de subir en Italie, le 23 octobre
dernier, le même genre de marginalisation et d’ostracisme lorsque les parents
d’élèves d’une école ont décidé de retirer leurs enfants car la petite venait
tout juste de rentrer d’un voyage en Ouganda. Cela montre que, dans un contexte
où on ne fait pas une très grande distinction entre les Pays africains et leurs
populations, toute personne en provenance d’Afrique peut être considérée comme
une menace de santé publique.
La nécessité d’une surveillance et d’une stratégie
concertée : vers une solidarité réaliste et objective
La prise de conscience de la
dimension transnationale de l’épidémie devrait amener tout naturellement à une
attitude de solidarité réaliste, dictée, avant tout, par la défense de ses propres intérêts. Il est
évident que si les Pays de la sous-région
s’activent pour aider les Pays touchés à lutter contre l’épidémie
d’Ebola, ils vont en même temps œuvrer pour mettre leurs populations à
l’abri d’un tel fléau. Une telle solidarité objective et
réaliste, dictée par les intérêts des parties, ne doit pas se traduire par un minimum geste de solidarité de façade, comme l’ont
fait le Sénégal ou la Côte d’Ivoire, qui ont envoyé en Guinée quelques médecins tout en fermant leurs frontières.
Cependant on peut s’interroger
également sur la décision de la
fermeture de ces frontières par le fait que les autorités politiques sénégalaises,
ivoirienne et celles de la Guinée Bissau n’étaient pas convaincues de la
volonté et l’efficacité des Pays touchés par l’épidémie de prendre des mesures
efficaces pour l’éradiquer rapidement.
Leurs médecins, qu’ils avaient dépêchés en Guinée, ont certainement
constaté des défaillances et des lacunes du système de santé guinéen. Dans ce
cas, au lieu de se contenter de fermer seulement la frontière, ils auraient dû
signaler ces défaillances en mettant pression sur les autorités des Pays
concernés. C’est comme quand la case d’un voisin direct brûle : la meilleure façon de mettre la sienne à
l’abri c’est de venir éteindre le feu. Et en aidant le voisin, quand on voit
des éléments explosifs qui peuvent aggraver l’incendie, faut-il se taire ?
Effectivement, telle a été l’attitude des Pays de la CEDEAO et l’ensemble des
Pays africains. Ces Pays avaient un droit de regard et de pression sur les
actions de lutte menées dans ces Pays-là, sans pour autant remettre en cause
leurs souverainetés nationales respectives. Après avoir constaté que les
gouvernements des Pays infectés par l’épidémie n’étaient pas en train de lutter
de manière efficace, nous semble t-il, contre Ebola, les dirigeants des Pays
voisins auraient dû leur faire des remarques, des suggestions, des directives.
Si celles-ci n’avaient pas été acceptées, en tant que Pays frères, membres de
la CEDEAO ils ont avaient, et ils ont
encore, le droit de dénoncer ces défaillances
en prenant ainsi en témoin les populations africaines et l’opinion internationale.
Cela aurait constitué une pression supplémentaire sur les gouvernements concernés.
Finalement, en fermant les
frontières, les Pays africains ont opté plus pour une stratégie de
communication visant à rassurer leurs populations, les investisseurs étrangers
et les touristes sans pour autant contribuer, de manière efficace, à mettre leurs populations réellement à l’abri de l’épidémie. En ce qui concerne le
Sénégal, la décision de fermer la frontière n’est pas indépendante d’un certain chauvinisme de ce Pays dont ma
grand-mère est originaire, qui a tendance
à stigmatiser toutes les populations vivant dans les zones forestières
d’Afrique noire en les targuant de
« Gnacs » . Leur attitude de manque de solidarité vis-à-vis des Pays
voisins obéit certainement à la volonté de l’élite politique d’exprimer «
l’exception sénégalaise » , l’orgueil du Pays phare de l’ancienne Afrique
Occidentale Française, dont Dakar était la capitale. Beaucoup de Sénégalais considèrent ainsi Le Sénégal plus
en avance par rapport aux autres Pays de l’Afrique occidentale, par exemple du point de vue de la démocratisation. Cela est bien
perceptible dans les propos de la ministre Sénégalaise annonçant et justifiant
la fermeture des frontières Sénégalaises en ses termes sur les antennes d’R F
I, au mois de mars, « comme
nous sommes un pays organisé, nous avons décidé de fermer les frontières avec la Guinée afin de
protéger notre pays »
Cette solidarité dont les peuples africains ont tant
besoin souffre également de l’existence en Afrique, dans un contexte de
personnification du pouvoir et de faiblesse des institutions, d’un mélange de
genre entre les relations personnelles des chefs d’Etat-Africains et celles des
relations objectives et rationnelles dictées par des intérêts économiques et géostratégiques.
Par exemple la fermeture de la frontière
sénégalaise et l’ouverture de celle du Mali dont ne sont pas indépendantes des
rapports que le président Guinéen Alpha
Condé entretient , avec les deux chefs
d’Etat de ces pays limitrophes. Or les décisions de fermetures d’ouverture ou
de réouvertures ont été prises selon l’inspiration personnelle ou les humeurs des
présidents ou des gouvernements, à l’insu des populations de ces pays qui n’ont
pas été consultées ni par un referendum, ni par un simple sondage d’opinion.
Leurs élus et représentants dans les
assemblées n’ont pas été non plus été consultées en soumettant de telles
décisions si importantes à une approbation populaire sans laquelle il n y a pas
de démocratie. L’histoire récente est-elle en train de donner raison au
Président Barack Obama lorsqu’il disait « que l’Afrique n’a pas besoin
d’hommes forts mais des institutions fortes » qui contribuent à impliquer les populations
dans les processus de développement et de démocratisation des sociétés
africaines tout en les protégeant dans un contexte de séparation des
pouvoirs.
Notre appel en faveur de la
solidarité africaine n’est pas valable seulement dans le cas d’Ebola, car il y
a un autre virus qui a infecté l’Afrique Occidentale. En effet, certains Pays
sont déjà très atteint par le terrorisme islamiste, notamment le Mali et le
Nigéria, sans bénéficier d’une solidarité des Etats voisins qui sont exposés à
la même menace. Qu’attendons-nous pour
venir en aide des voisins dont la case est en train de brûler ? Même si
les Pays africains n’ont pas suffisamment de moyens, il est possible de mettre
en place un dispositif africain de
réaction contre les épidémies et une armée de lutte contre le terrorisme, à
l’image de l’ECOMOG dans les années ‘90 en Afrique Occidentale.